Annexe I.2 – La mythologie nordique dans deux jeux de rôle papier français

Dans ma thèse, j’ai évoqué les jeux de fantasy, fortement influencés par les écrits de J. R. R. Tolkien et de Robert E. Howard, au premier rang desquels on trouve l’ancêtre, Donjons et Dragons. Les ressources mythiques nordiques y apparaissent via la médiation de la littérature de fantasy. D’autres jeux vont directement s’inspirer des sources nordiques ou tenter de les adapter. Deux productions françaises entrent dans cette catégorie, Yggdrasil de l’éditeur 7e cercle, et Asgard, de l’éditeur 12 singes. Dans le premier, les joueurs incarnent des personnages humains qui vont évoluer dans la Scandinavie du VIe siècle à laquelle se rajoutent des éléments mythiques et surnaturels. Dans le second, les joueurs vont incarner les dieux nordiques et vont devoir faire face à rien de moins que le Ragnarökr. Il s’agit donc de deux façons différentes d’adapter les sources mythiques. D’un côté avec une approche semi-historique, de l’autre, totalement fantastique et mythique. On peut différencier les jeux proposant des univers de fantasy de ceux qui s’inspirent des sources scandinaves afin de recréer une atmosphère nordique ou de faire vivre des événements mythiques. On pourra bien sûr opposer que la majorité des sources scandinaves sont, elles aussi, des œuvres de littérature. Mais ici, la différence se situe entre la volonté de représenter le Nord et celle de présenter un monde où le Nord n’est qu’une partie de l’espace géographique. Dans le second cas, on remarque que certains éléments provenant des sources scandinaves se retrouvent dans d’autres espaces géographiques que le Nord, tels que les runes, les nains, ou les guerriers berserkers. Dans le second type de jeu, les ressources sont présentées en tant que ressources nordiques, même si certaines ne le sont pas, à l’inverse, dans les jeux de fantasy, les ressources sont présentées en tant que ressources de fantasy, et la relation avec le Nord peut-être ainsi reconstruite.

De plus, comme je l’ai mentionné dans le premier chapitre, les auteurs ne sont sans doute pas allés lire les exemplaires uniques des manuscrits en vieux norrois conservés dans des musées. Il ont sans aucun doute lu des traductions et des manuels de synthèse. Concernant le jeu Yggdrasil, l’un des auteurs avait répondu ainsi à ma question posée sur le forum du jeu concernant les sources qu’ils avaient utilisées pour la mythologie scandinave1 :

« Principalement, Edda poétique traduction Régis Boyer, Les magiciens dans l’Islande Ancienne de François-Xavier Dillman, L’Edda de Snorri traduction François-Xavier Dillman, Les dieux des Vikings de Jean Renaud, Le monde du Double de Régis Boyer, Nid, ergi and old norse attitudes Folke Ström, Mythes nordiques de Patrick Guelpa. Et bien sûr du Dumézil.

Néanmoins nous avons fait un synthèse en se basant sur les ressemblances entre les versions, et éloignant du mieux que nous, pauvres auteurs de JDR, pouvons le faire les colorations chrétiennes ou evhéméristes. Nous avons également évité les points litigieux sur lesquels les versions diffèrent trop, et qui poussent les spécialistes à s’étriper. »

Cet exemple permet de montrer que les auteurs mentionnent majoritairement des sources françaises, traductions des sources norroises et études récentes, ainsi qu’une source en langue anglaise d’un auteur Suédois. Ils s’appuient donc sur les sources qui leur sont directement accessibles. Les auteurs du jeu de rôle mentionnent aussi une volonté de s’éloigner des colorations chrétiennes et évhéméristes. On reconnaît ici l’attitude consistant à vouloir retrouver une forme de vérité originelle concernant les croyances païennes dont il resterait des traces dans les sources. Ils reconnaissent que les sources ne sont pas entièrement fidèles, mais pensent pouvoir y trouver suffisamment de ressources pour construire un cadre crédible. Ils marquent aussi une différence entre les « pauvres auteurs de JDR » et les « spécialistes ». Ils ne se reconnaissent donc pas eux-mêmes comme des experts. Ils savent néanmoins que certains points posent problème et que les avis divergent sur ces questions. En souhaitant proposer ici une synthèse par comparaison des sources, les auteurs font totalement disparaître la réalité de leur disparité, tout comme le fait qu’elles sont les manifestations d’une tradition littéraire et poétique avant d’être celles d’un ensemble systématisé de croyances qui leur aurait préexisté. Dans cette idée de synthèse, on retrouve un processus de réception tel qu’il existe au moins depuis Snorri, mais il serait sans doute plus juste de dire, depuis toujours. Une production est en effet toujours une synthèse qui manifeste des ressources culturelles aux origines différentes mais entre lesquelles les individus construisent des relations. Les auteurs d’Yggdrasil avaient sans doute déjà des connaissances concernant la mythologie nordique avant de commencer à travailler sur ce jeu, qu’ils ont approfondies au moment de sa conception afin de construire un cadre cohérent et en accord avec les représentations que pouvaient en avoir les joueurs. Bien qu’ils marquent une volonté de manifester une certaine justesse historique, ils se trouvent en tension entre les sources et leur propre production. En effet, leur action est cadrée par au moins deux points : un accès limité aux sources et le fait qu’ils produisent un jeu et non un livre d’histoire ou un manuel de philologie norroise. On retrouve donc dans le processus de réception la situation présente comme un point de tension entre ressources passées que l’on s’approprie et projection dans l’avenir.

En 2013, 7e Cercle annonce que le jeu de rôle Yggdrasil sera traduit en portugais par un éditeur brésilien, car la série télévisée Vikings a connu un succès important dans ce pays2. Ainsi, une nouvelle vague de réception aura lieu, dont le cadre aura déjà été formé en partie par des ressources provenant d’une réception précédente d’un autre média.

1Cette question avait été posée à la sortie de l’ouvrage. Certains des suppléments sortis plus tard montrent qu’ils ont aussi consulté d’autres œuvres telles que des sagas.